
Comme beaucoup de Béarnais , mon arrière-arrière-grand-oncle, Pierre Ducasse, a émigré en Californie à la fin du XIXe siècle. Malgré une vie pleine de rebondissements, il a su s’adapter à son nouvel environnement tout en participant au développement de San Francisco.
L’enfance de Pierre en Béarn
Pierre naît le 21 décembre 1869 à Lacadée, un petit village du Béarn1. Dernier né d’une fratrie de 4 enfants, Pierre occupe une position délicate car la coutume de la primogéniture est encore très répandue en Béarn. En général l’aîné (homme ou femme) hérite de tout le patrimoine familial, le second épouse généralement l’aîné d’une autre famille et les suivants sont souvent contraints de rester à la ferme où ils travaillent pour leur aîné. Dans ce contexte, beaucoup choisissent de partir.
La famille Ducasse est une famille d’artisans. Le père de Pierre, Jean, est tailleur d’habits et la famille possède quelques terres ainsi que trois maisons dans le village. Suivant les traces de son oncle et parrain, Pierre devient charpentier.
En 1888, son frère aîné Jean s’embarque pour l’Amérique. Il est le premier de la famille à partir pour San Francisco. Pierre, âgé de 19 ans, aurait sans doute aimé faire le voyage avec lui, mais il doit encore remplir ses obligations militaires.
Le service militaire
Pierre rejoint le 6ᵉ régiment de hussards le 16 novembre 18902. Cependant, après quelques mois, il est réformé en raison des séquelles d’une tuberculose. Libéré de ses engagements, il rejoint son frère à San Francisco.
Le départ pour l’Amérique
Comme beaucoup de jeunes Béarnais, Pierre fait appel à une agence d’émigration, celle de Laplace à Tardets3. Le voyage lui coûte 335,40 francs, ce qui inclut la traversée en bâteau ainsi que le billet de train pour le port de départ (Bordeaux) et depuis le port d’arrivée (New-York) vers le lieu de destination (San Francisco). Pour référence, le salaire d’un charpentier pyrénéen en 1890 est de 3 à 4 francs par jour4.
Pierre fait le voyage en compagnie de Jean Dubourdieu, âgé de 17 ans, également originaire du village.
Le port de départ est celui de Bordeaux, à environ 200 kilomètres de Lacadée. Pour les deux jeunes hommes, le voyage commence en train, la gare la plus proche étant celle d’Orthez. Une fois arrivés à Bordeaux, ils embarquent sur le Château-Laffitte le 15 mai 1892.
Le voyage se fait en 3e classe, dans l’entrepont (situé au fond du bateau sous la ligne de flottaison). Par beau temps, les passagers de troisième classe montent sur le pont où ils peuvent profiter de la lumière du jour. Certains de ces voyageurs ont laissé des récits de la traversée. Les premiers jours sur le bateau sont difficiles pour tout le monde. il faut s’habituer aux mouvements de la mer et beaucoup en sont malades. La nourriture y est généralement assez mauvaise.
Heureusement pour Pierre et son compagnon, la traversée semble se dérouler sans difficultés car ils arrivent à New-York au bout de 15 jours5.

L’arrivée à New York
Le 30 mai 1892 Pierre et Jean arrivent à New-York, sur une île, non loin de la toute jeune statue de la liberté : Ellis Island.
Devant l’affluence des immigrés venus d’Europe, le gouvernement fédéral achète l’île pour y bâtir un centre entièrement dédié à l’accueil des nouveaux arrivants. Les bâtiments sont neufs, ils viennent d’être inaugurés au mois de janvier 1892.
Pierre et Jean découvrent le processus qui y est mis en place : contrôle sanitaire, visite médicale pendant laquelle tous les passagers de 3e classe sont examinés. On regarde leurs yeux, leurs dents, on cherche le moindre symptôme de maladie. Ceux qui passent le contrôle peuvent aller devant l’agent d’immigration. Les autres devront passer des examens plus poussés et peut-être être mis en quarantaine dans l’hôpital de l’île. Les moins chanceux sont renvoyés chez eux.
Pierre et Jean, jeunes et en bonne santé, passent ce premier contrôle avec succès. Ils peuvent pénétrer dans le grand bâtiment et s’asseoir sur un banc en attendant que les officiers les appellent.
Ceux-ci, par l’intermédiaire de traducteurs, leurs posent une série de questions. Le but est de savoir comment ils comptent survivre une fois en Amérique et s’ils ont déjà des connaissances sur place. Pierre ayant un frère à San Francisco a donc pu passer cet interrogatoire sans trop de problèmes.
Une fois leur passage devant l’immigration validée, Pierre et Jean sont officiellement autorisés sur le sol américain. Munis de leurs billets de train, ils peuvent embarquer sur le ferry qui les amène de l’île jusqu’à Manhattan.

The Miriam and Ira D. Wallach Division of Art, Prints and Photographs: Picture Collection, The New York Public Library. « Immigrants at Ellis Island, New York » The New York Public Library Digital Collections. 1913. https://digitalcollections.nypl.org/items/510d47e2-8e9d-a3d9-e040-e00a18064a99
Le voyage en train
Les jeunes voyageurs ne sont cependant pas au bout de leurs peines. Ils doivent maintenant traverser ce continent inconnu et immense. Heureusement le chemin de fer relie New-York à San Francisco depuis les années 1860. Le voyage dure de sept à douze jours.
Aucun repas n’étant servi dans le train, les voyageurs doivent s’arrêter régulièrement pour manger.
Ainsi Pierre et Jean ont traversé les montagnes rocheuses et les grandes plaines. Ils ont pu s’émerveiller devant ces paysages tellement différents de leurs Pyrénées et des plaines du Béarn.
Débuts à San Francisco
Pierre et Jean s’installent dans un appartement et bénéficient du soutien d’une communauté française déjà bien implantée depuis les années 1860.
L’arrière petite fille de Pierre m’a raconté une anecdote familiale au sujet des premiers moments de Pierre aux États Unis : Tous les jours, il allait manger dans le même restaurant. Ne parlant pas anglais, il commandait toujours la même chose. Un jour, la serveuse a remarqué sa gêne et elle s’est mise à lui apporter un nouveau plat chaque jour. Pierre, ému par la bienveillance de cette serveuse à son égard, racontait volontiers cette histoire à ses enfants et ses petits-enfants.
Petit à petit, Pierre semble toutefois apprendre l’anglais comme en témoignent les recensements de population. Même si, d’après son arrière petite fille, il le parlait très mal et continuait de parler français à ses enfants.
En 1898, il épouse une Béarnaise, Jeanne Victoire Lauray. Elle est arrivée à San Francisco avec ses parents6. Le mariage a lieu dans l’église Notre Dame des Victoires, église catholique construite par et pour la communauté des Français de San Francisco.
Deux ans plus tard, le recensement de population indique que le couple est installé au 911 Sacramento street7. Jean Dubourdieu vit avec eux ainsi que Jean Campagne.
Le premier enfant de Pierre et Jeanne, Arthur, naît en 1902.
Pierre n’a cependant pas l’occasion de dire un dernier adieu à son père qui meurt en 1905 à Lacadée.
Il semble que Pierre trouve du travail dès son arrivée à San Francisco. Il travaille tout d’abord comme « cellarman » chez un marchand de liqueurs, puis dès 1904 il renoue avec son métier de charpentier8. Pierre a l’occasion de mettre à profit son savoir-faire, notamment pendant le tremblement de terre de 1906 qui détruit une partie de San Francisco.
Le tremblement de terre de 1906
Le 18 avril 1906 à cinq heures du matin, un séisme de magnitude 7,9 secoue San Francisco, mettant la ville en état de panique, détruisant les maisons et provoquant des incendies pendant 3 jours.
De nombreux habitants prennent tout ce qu’ils peuvent sauver et se rendent sur les hauteurs de la ville. D’autres tentent de prendre le ferry pour traverser la baie et se réfugier dans les villes voisines.
Qu’a choisi de faire Pierre et sa famille ? Peut-être ont-ils fait partie des nombreux habitants qui se sont réfugiés dans des camps de fortune où ils dormaient dans des tentes et devaient faire la queue pour recevoir leur portion de soupe.
En tous les cas, Sacramento Street a été lourdement impactée par le séisme. Pierre n’y habitera plus. Dès 1907, il vit au 77 Pixley Street.
Cette tragédie dans laquelle il perd probablement son logement est aussi une aubaine pour lui. En effet, lors de la reconstruction, la municipalité recherche toutes les personnes ayant des connaissances dans les métiers de la construction et propose des salaires très attractifs. Il s’agit de reconstruire la quasi-totalité de la ville en un temps record.
Pierre s’enrichit tout en participant à la reconstruction de sa ville d’adoption.
San Francisco est presque entièrement rebâtie en 1908.

GENTHE, Arnold, San Francisco earthquake and fire of 1906 [photograph], Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D.C. 20540 USA: https://www.loc.gov/pictures/item/2018704113/
Un retour aux sources
En 1907, Pierre revient brièvement en France, accompagné de son fils Arthur, âgé de cinq ans9. Il profite de ce voyage pour revoir sa famille, mais peu après son retour aux États-Unis, il apprend le décès de sa sœur Marie10.
Celle-ci laisse derrière elle ses trois filles. L’aînée, Marthe, mon arrière grand-mère est déjà mariée et maman de deux enfants. La seconde, Suzanne est âgée de 21 ans et vit à San Francisco depuis quatre ans. Elle est mariée depuis un an avec Michel Lacau, un blanchisseur français lui aussi immigré. Maria, la plus jeune, âgée de 13 ans vit encore avec leur père, Jean Villemur, meunier du village. Elle part elle aussi pour San Francisco l’année suivante.
Un an après le décès de sa sœur, Pierre enterre son deuxième fils, René, né le 19 décembre 1906, mort dans l’année de ses trois ans.
Le 24 juin 1910, Jeanne met au monde une fille, Irène Suzanne.
Naturalisation
Pierre fait sa demande de naturalisation le 15 avril 1914 auprès du tribunal de San Francisco11. Il est âgé de 44 ans et il vit au 1515 Pacific avenue. Il obtient la nationalité américaine le 25 juillet 1917.
Entre-temps, de nombreux événements chamboulent la vie de Pierre. L’entrée en guerre de la France, le décès de son frère Jean, revenu au pays dix ans plus tôt et la naissance de son quatrième enfant, Roger Victor le 21 décembre 1914. Sa femme et les trois enfants restent vivre à San Francisco pendant que Pierre achète un ranch dans le comté de Lassen et s’y installe comme fermier.
Vie au ranch
Le ranch se situe dans le comté de Lassen, près de la frontière avec le Nevada, à Ravendale, dans la zone où commence le désert du Nevada. Il y élève des moutons. Il fait creuser un réservoir qui porte encore son nom : le réservoir Ducasse.
Sa femme et les enfants vivent à San Francisco jusqu’au décès de celle-ci. Les enfants le rejoignent ensuite au ranch.
La grande dépression et la fin de sa vie
En 1929, la crise financière qui s’abat sur le monde n’épargne pas Pierre.
Après avoir reconstruit sa vie suite au tremblement de terre de 1906, il perd à nouveau tout ce qu’il avait. Il est ruiné, obligé de vivre chez ses enfants.
Atteint d’un cancer, il décède à l’hôpital de Susanville le 23 octobre 193712.
Une vie de courage et de résilience
La vie de Pierre n’a pas été un long fleuve tranquille. Il a vécu une véritable aventure, pour l’époque, en traversant l’océan, lui qui ne parlait pas un mot d’anglais, il a réussi à s’intégrer dans ce pays multiculturel dont il a fini par prendre la nationalité, laissant son empreinte en tant que bâtisseur de San Francisco, en tant que fermier à Ravendale où son nom reste associé à un réservoir, et en tant que père d’enfants américains.
Vous avez un ancêtre parti pour l’Amérique et vous voulez retracer son parcours ?
- Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, Etat civil, Lacadée 1746-1889, p.276, https://earchives.le64.fr/archives-en-ligne/ark:/81221/r22851zwqknxbk/f276 ↩︎
- Archives départementales des Pyrénées-Atlantique, Matricules militaires, classe 1889, n°203, https://earchives.le64.fr/archives-en-ligne/ark:/81221/r155031zf6hhvk/f1 ↩︎
- Association Mémoire Emigration, archives de Jean Laplace ↩︎
- Escola Gaston Febus, Les salaires en 1890 dans la vallée d’Ossau. Disponible en ligne : https://escolagastonfebus.com/societe/les-salaires-en-1890-dans-la-vallee-dossau/?print=print ↩︎
- Ellis Island Passenger Search Database, records of passengers arriving to the port of New-York from 1820 to 1957, Pierre Ducasse, passenger ID: 103545010020. Disponible sur : https://www.statueofliberty.org/statue-of-liberty/ ↩︎
- The San Francisco Call and Post, Thu. June 16, 1898, p.13. Disponible sur newspapers.com ↩︎
- National Archives and Records Administration, 1900 United States Federal Census, California, San Francisco, District 0263. Disponible sur Ancestry.com ↩︎
- San Francisco, California, City Directory, 1904. Disponible sur Ancestry.com ↩︎
- Ellis Island Passenger Search Database, records of passengers arriving to the port of New-York from 1820 to 1957. Disponible en ligne : https://www.statueofliberty.org/statue-of-liberty ↩︎
- Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, 4 E 135/8, Bonnut, Etat civil. ↩︎
- The National Archives at San Francisco, San Bruno, California, Petitions for naturalization, 1903-1911. Disponible sur Ancestry.com ↩︎
- Reno Evening Gazette, October 21st, 1937, p.9. Disponible sur Ancestry.com ↩︎